“Ce qui m’intéressait dans la maladie chronique, ce n’était pas seulement la manière dont elle évoluait en intensité selon les moments, mais aussi et surtout la manière dont elle finissait par s’installer et faire de la vie quotidienne son « chez soi ». (...) La vie de tous les jours ne se distingue plus de l’expérience de la maladie et de ses différentes formes de manifestation, y compris pendant les rares moments de répit. La maladie se niche dans la vie, et la vie dans la maladie.”  (Todd Meyers: Chronique de la maladie chronique, PUF, 2017.)
“Nos gestes, nos soins” est un projet de recherche-création transdisciplinaire qui interroge les gestes de soins quotidiens et les récits de personnes vivant avec une maladie chronique ou un handicap. Avec le cinéma documentaire, la danse contemporaine, la recherche en sciences humaines et sociales et les humanités médicales, nous souhaitons participer à faire émerger de nouvelles formes de savoirs par la création de performances hybrides questionnant nos rapports au corps et au soin. Les lignes se brouillent entre gestes archivés et gestes performés, corps en soin et corps en mouvement, expériences individuelles et vécu collectif, vie avec la maladie et vie tout court. De quelle façon chacun.e est affecté.e.s par la rencontre des vécus, des corps, des disciplines ? Comment vivre avec nos corps ? Notre travail s’appuie sur la notion de “savoirs expérientiels” en santé, ou savoirs appris par l’expérience de la vie avec la maladie chronique et/ou le handicap. Ces savoirs que les patients acquièrent progressivement par l’apprentissage de leur maladie sont ignorés, invisibilisés. Notre hypothèse initiale est que la création en arts visuels et en danse, pensée en dialogue avec des patients, des professionnels de santé et des chercheurs, peut rendre possible un nouveau regard et de nouvelles perspectives pour envisager le soin, dans ses dimensions non seulement médicales et potentiellement contraignantes, mais aussi dans ses dimensions créatrices, esthétiques et relationnelles.​​​​​​​​​​​​​​
Recherche-création réalisée par Hanga Tóth et Yohana Benattar en collaboration avec Simon Le Borgne, Rachel Paul, Héloïse Jocqueviel depuis septembre 2021. Avec le soutien de la Villa Arson (Ministère de la Culture), CIP3 (Université Côte-d'Azur), Jour et Nuit Culture (ville de Paris), Oeil de moulin (Université de Paris 7), Culture et santé DRAC PACA et ARS, Studio Lab 2022-2023 à la Ménagerie de verre, Paris. Le projet bénéficie d'une aide du gouvernement français, gérée par l'Agence Nationale de la Recherche. Pour regarder et transmettre le soin dans sa singularité, une méthodologie de travail basée sur le mouvement a été élaborée. Par la création d’un collectif transdisciplinaire comprenant des personnes vivant avec une maladie chronique ou un handicap, des chercheur.ses, des danseur.ses, des cinéastes, des professionnel.les de santé, une multitude d’approches et de subjectivités se sont mêlées afin d’appréhender le soin en relation.
Les théories du care sont portées vers la personne dans ses besoins fondamentaux et sa précarité physique et sociale. Le rapport à autrui passe toujours par un contexte, des histoires de vies, des situations. L’éthique du care est particulariste, c’est-à-dire qu’elle est attentive aux relations particulières que les personnes ont avec les autres et avec leur milieu. La définition de geste de soin s'élargit ; du geste d'autosoin médical, le geste de soin apparaît comme geste en relation, comme attention. Le soin est pensé comme une modalité du processus de recherche-création, « une présence ouverte, souple, indéterminée qui permet d'appréhender ce qui va venir, et passe aussi par un temps d'absence de prise sur de nouvelles données (...) qui évite de retomber dans des habitudes de pensées ou dans des jugements préconçues.». Cette attention porte et soutient chacun des membres du collectif tout au long des événements de création. La présence corporelle des membres du collectif et la place de la caméra sont repensées : Comment filmer le geste en relation? Comment filmer l’attention ? 
"- C’est intéressant que tu utilises ce terme de “résistance” parce qu’on en parle souvent en danse. On essaie de le trouver dans notre corps et pour arriver à ça on utilise différentes images… ça rejoint encore une fois cette idée de texture de mouvement, de fluidité... Par exemple, en ce moment on travaille une pièce de Hofesh Shechter à l’Opéra et on nous dit souvent “Imaginez que vous êtes dans du miel”. Dans du miel, évidemment, on ne va pas se déplacer avec autant de facilité que dans l’air... donc plutôt que de faire ça (Simon fait un geste progressivement avec son bras droit), on va devoir utiliser les muscles, et trouver une résistance… imaginaire… 
- Moi c’est pareil ! Mais je crois que ce n'est pas le miel mais du béton avant qu’il devienne très dur. C’est plus dense. 
-  Ah oui, c’est encore plus dense que le miel…?
- Oui. Et il y a différents endroits… Là, tu as bougé ton épaule, tu mets en place des compensations, ça veut dire que tu vas chercher ta force ailleurs. Et bien moi, c’est pareil. Les gens qui ont cette forme de paralysie, ont des compensations, ils cherchent ailleurs et s’aident… de plein de façons différentes."

« Tout au long de ce projet, l’idée de corps comme archive est présente. Sans avoir l’ambition d’être exhaustif, nous souhaitons documenter et ré-actualiser ces archives, ces gestes, ces savoirs. Dans l’idée d'archiver, il y a le fait de classer, voire de classifier. Nous nous situons peut-être à l’opposé dans une démarche de mise en commun, de mise en lien, de déclassification. Rendre visible sans différencier ni marginaliser mais plutôt ramener à soi, relier entre elles ces expériences. L’enjeu de ce tournage performatif est de créer un espace mêlant gestes, paroles, vidéos. Nous recherchons des espaces non-frontaux, pouvant aussi bien être composés d’une grande pièce que d’espaces séparés. Les corps présents des danseur.se.s cohabitent avec les corps filmés des patient.e.s et avec des vidéos de discussions qui ont jalonné le processus, formant un écosystème où chacun.e est à la fois autonome et relié aux autres. Les partitions chorégraphiques et vidéographiques sont interconnectées, se synchronisant par moment grâce au son des vidéos, à la parole de telle personne qui déclenche une action commune ou individuelle chez les danseureuses. Les dialogues que nous entretenons depuis le début du processus seront au cœur de la conception chorégraphique » 
"- Je trouve ça intéressant de transposer. Le fait d’essayer de ne pas reproduire l’expérience de la personne qu’on écoute mais de transposer une problématique dans notre corps à nous. Je regardais les volumes et “la” question pour moi était : dans le volume où je suis là (elle regarde l’immense salle autour d’elle)… qu’est-ce moi je fais dans ce volume ? Je ne peux pas reproduire sa manière d’être mais je peux transposer un questionnement ou une problématique. Où est-ce tu prends tes appuis ? Comment je perçois l’espace en fonction de ce qui va glisser ou pas ? Comment je recompose l’espace ? Et qu’est ce qui change ?
- De produire cette contrainte des yeux et de la vision de Jesse, ça te paraît aller trop vers le mimétisme ? 
- Ça peut être intéressant mais ce que ça m’évoque c’est que forcément pour moi, si je danse en fermant les yeux - comme je me sers d’autant plus de mes yeux… par exemple, si je ne vois pas où je mets mes béquilles, ça marche pas je vais avoir très vite des gros problèmes, donc danser avec les yeux fermés va induire des choses différentes. Le mot contrainte est vide en soi. Est-ce que la contrainte c’est de fermer les yeux ? La contrainte n’est-elle pas plutôt dans l’espace ? Le handicap ne vient pas de la nature de la personne mais de son environnement, de la manière dont l’environnement constitue un obstacle à un moment donné, parce qu’il n’est pas pensé de telle ou telle manière. En danse on peut aussi déplacer ça… Que la contrainte ne soit pas dans le corps, mais qu’elle soit autour, ou dans le corps de l’autre… Puisqu’on est deux et qu’on a deux corps différents, c’est ce qu’on peut commencer à penser.
- Comment réagir au corps de l’autre ? Au lieu d’utiliser “contrainte” qui implique tout un tas de choses, on pourrait parler de direction, de cadre, d’idées… on peut utiliser plein de mots qui permettent d’éclater tout ça. "